Jugement/arrêt, Cour constitutionnelle (Cour d'arbitrage), 2021-10-28

Judgment Date28 octobre 2021
ECLIECLI:BE:GHCC:2021:ARR.157
Link to Original Sourcehttps://juportal.be/content/ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.157
CourtCour constitutionnelle (Cour d'arbitrage)
Docket Number157/2021

Numéro du rôle : 7434

Arrêt n° 157/2021
du 28 octobre 2021

ARRÊT
________

En cause : la question préjudicielle relative à l’article 1er de la loi du 6 avril 1847 « portant
répression des offenses envers le Roi », posée par la chambre des mises en accusation de la Cour
d’appel de Gand.

La Cour constitutionnelle,

composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, des juges J.-P. Moerman, T. Giet,
R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, et,
conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle,
du président émérite F. Daoût, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président
L. Lavrysen,

après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :

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I. Objet de la question préjudicielle et procédure

Par arrêt du 15 septembre 2020, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le
18 septembre 2020, la chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Gand a posé la
question préjudicielle suivante :

« L’article 1er de la loi du 6 avril 1847 portant répression des offenses envers le Roi, qui
réprime notamment les discours, cris ou menaces publics constituant une offense ‘ envers la
personne du Roi ’, viole-t-il l’article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 10
de la Convention européenne des droits de l’homme ? ».

Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :

- J. A.B., assisté et représenté par Me P. Bekaert et Me S. Bekaert, avocats au barreau de
Flandre occidentale, et Me G. Boye, avocat à Madrid (Espagne);

- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me A. Wirtgen et Me T. Moonen,
avocats au barreau de Bruxelles.

Par ordonnance du 19 mai 2021, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs
J. Moerman et T. Giet, en remplacement du juge J.-P. Moerman, légitimement empêché, a
décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait
demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance,
à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 2 juin 2021
et l’affaire mise en délibéré.

À la suite de la demande d’une partie à être entendue, la Cour, par ordonnance du 2 juin 2021,
a fixé l’audience au 30 juin 2021.

À l’audience publique du 30 juin 2021 :

- ont comparu :

. Me P. Bekaert et Me S. Bekaert, pour J. A.B.;

. Me T. Moonen, qui comparaissait également loco Me A. Wirtgen, pour le Conseil des
ministres;

- les juges-rapporteurs J. Moerman et J.-P. Moerman ont fait rapport;

- les avocats précités ont été entendus;

- l’affaire a été mise en délibéré.

Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives
à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure

Par un arrêt du 21 février 2017, J. A.B. est condamné par l’Audiencia Nacional à Madrid à une peine
d’emprisonnement effective d’un an, pour outrage et injures graves envers la Couronne espagnole. Les 25 mai
2018 et 27 juin 2018, le magistrat espagnol compétent délivre respectivement un mandat d’arrêt européen et un
mandat d’arrêt européen complémentaire, en vue de l’arrestation et de la remise à la justice espagnole de J .A.B.,
qui se trouve sur le territoire belge.

Par décision du 17 septembre 2018 de la chambre du conseil du Tribunal de première instance de Flandre
orientale, division de Gand, l’action du ministère public en exécution du mandat d’arrêt du 27 juin 2018 est rejetée.
Le ministère public interjette appel de cette décision devant la chambre des mises en accusation, qui, par un arrêt
interlocutoire du 6 novembre 2018, pose deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne,
auxquelles celle-ci répondra par un arrêt du 3 mars 2020.

Dans le cadre de l’article 5, § 1er, de la loi du 19 décembre 2003 « relative au mandat d’arrêt européen » (ci-
après : la loi du 19 décembre 2003), aux termes duquel l’exécution d’un mandat d’arrêt européen est refusée si le
fait qui est à la base de celui-ci ne constitue pas une infraction au regard du droit belge, la chambre des mises en
accusation constate ensuite que l’outrage et les injures graves envers le Roi sont aussi punissables en Belgique,
sur la base de la loi du 6 avril 1847 « portant répression des offenses envers le Roi » (ci-après : la loi du 6 avril
1847). J. A.B. allègue toutefois que cette loi n’est pas compatible avec la liberté d’expression, telle qu’elle est
garantie par l’article 19 de la Constitution et par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme,
et il demande à la chambre des mises en accusation d’écarter l’application de cette loi dans le cadre de
l’appréciation de la condition de la double incrimination. À titre subsidiaire, J. A.B. demande à la chambre des
mises en accusation de poser une question préjudicielle à la Cour.

La chambre des mises en accusation estime qu’avant de statuer quant au fond, elle est tenue de poser à la
Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.

III. En droit

-A-

A.1.1. Le Conseil des ministres estime à titre principal que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse,
en ce qu’une réponse à cette question n’est manifestement pas utile à la solution du litige qui est pendant devant
la juridiction a quo. Il expose que, même si la Cour jugeait que la disposition en cause est inconstitutionnelle, les
propos de J. A.B. sont en tout état de cause punissables en Belgique en vertu des articles 443 et 448 du Code pénal,
qui répriment la calomnie, la diffamation et l’injure. Il considère que la loi du 19 décembre 2003 n’exige pas, en
ce qui concerne la double incrimination, que la qualification des faits et le taux de la peine soient les mêmes dans
l’État qui délivre le mandat d’arrêt européen et dans l’État auquel il est demandé d’exécuter ce mandat, et qu’il
suffit que les faits soient punissables dans les deux États. Il en déduit qu’il peut être donné exécution au mandat
d’arrêt européen qui fait l’objet de l’affaire pendante devant la juridiction a quo, sans qu’il soit nécessaire
d’apprécier la constitutionnalité de la disposition en cause.

A.1.2. J. A.B. répond que la justice espagnole ne l’a pas condamné sur la base des dispositions pénales de
droit commun relatives à l’outrage, mais sur la base d’une disposition législative spécifique à l’infraction de lèse-
majesté. Il souligne en outre que le mandat d’arrêt européen est fondé sur la disposition spécifique à l’infraction
de lèse-majesté et que le ministère public devant la juridiction a quo fait application, dans le cadre de la double
incrimination, de la loi du 6 avril 1847 et non des dispositions pénales de droit commun belges relatives à la
calomnie, à la diffamation et aux injures. Il estime qu’il n’appartient ni au Conseil des ministres ni à la Cour de
qualifier les faits qui font l’objet de l’affaire pendante devant la juridiction a quo. Il souligne par ailleurs que la
juridiction a quo doit statuer non seulement sur la question de savoir s’il est satisfait à la condition de la double
incrimination, mais aussi sur la question de savoir si une remise fondée sur l’infraction de lèse-majesté porte
atteinte ou non aux droits fondamentaux (article 4, 5°, de la loi du 19 décembre 2003).
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A.2.1. À titre subsidiaire et pour autant que la Cour juge que la réponse à la question préjudicielle est
effectivement utile à la solution de l’affaire pendante devant la juridiction a quo, le Conseil des ministres estime
qu’il est exclusivement demandé à la Cour si l’incrimination des offenses envers le Roi sous la forme de menaces
est compatible avec la liberté d’expression. Selon lui, vu la spécificité du litige qui est pendant devant la juridiction
a quo, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la constitutionnalité de la peine prévue par la disposition en cause
parce qu’à la lumière des règles de procédure relatives à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, il suffit d’établir
si, en Belgique, les offenses envers le Roi constituent une infraction ou non. Selon lui, la peine liée à cette infraction
n’est pas pertinente pour la solution du litige qui est pendant devant la juridiction a quo.

A.2.2. J. A.B. répond que l’affaire pendante devant la juridiction a quo ne concerne pas des menaces envers
le Roi, ni une incitation à la violence, mais uniquement des injures envers la Couronne. Il souligne que, bien qu’il
ait aussi été condamné par la justice espagnole pour menaces verbales inconditionnelles, pour apologie du
terrorisme et pour humiliation de victimes du terrorisme, la chambre du conseil de Gand a jugé qu’en ce qui
concerne ces condamnations, il n’est pas satisfait à la condition de la double incrimination, de sorte que le mandat
d’arrêt européen ne peut être exécuté sur la base de ces condamnations. Il estime donc que, contrairement à ce que
le Conseil des ministres affirme, la question préjudicielle ne peut être limitée aux injures envers le Roi sous la
forme de menaces.

J. A.B. répond également qu’il est effectivement demandé à la Cour de se prononcer sur les peines qui sont
prévues par la loi du 6 avril 1847, à la lumière de la liberté d’expression, telle qu’elle est garantie par l’article 10
de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 19 de la Constitution. Il souligne que la Cour
européenne des droits de l’homme a précisément jugé que le fait de prévoir en ce qui concerne des offenses envers
un chef d’État des peines plus élevées que celles qui sont applicables aux offenses envers d’autres personnes est
contraire à la liberté d’expression. Il observe également que, lorsqu’elle apprécie une prétendue violation de la
liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme tient compte des peines qui sont liées à des
infractions, parce que ces peines peuvent être de nature à nuire à cette liberté (« chilling effect »).

A.3.1. Quant au fond, le...

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