Jugement/arrêt, Cour constitutionnelle (Cour d'arbitrage), 2021-10-14
Judgment Date | 14 octobre 2021 |
ECLI | ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.20211014.3 |
Link to Original Source | https://juportal.be/content/ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.20211014.3 |
Court | Cour constitutionnelle (Cour d'arbitrage) |
Docket Number | 139/2021 |
Numéro du rôle : 7364
Arrêt n° 139/2021
du 14 octobre 2021
ARRÊT
________
En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 44 du Code des impôts sur les
revenus 1964 (actuellement article 49 du CIR 1992), posées par la Cour d'appel de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, des juges T. Giet, J. Moerman,
M. Pâques et S. de Bethune, et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier
1989 sur la Cour constitutionnelle, du président émérite F. Daoût, assistée du greffier
F. Meersschaut, présidée par le président émérite F. Daoût,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 5 février 2020, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le
20 février 2020, la Cour d'appel de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L'article 44 du C.I.R. 64 (article 49 du C.I.R. 92) viole-t-il les articles 170 et 172 de
la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec le droit de l'Union, dans
l'interprétation selon laquelle il autoriserait la déduction de charges qui ont été exposées dans
le cadre d'opérations complexes et inhabituelles, posées dans le seul but de réduire voire de
neutraliser l'impôt qui se serait appliqué au contribuable en l'absence de ces opérations ?
2. L'article 44 du C.I.R. 64 (article 49 du C.I.R. 92) viole-t-il les articles 10, 11 et 172 de
la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l'article 170 et/ou avec le droit de
l'Union, dans l'interprétation selon laquelle il autoriserait la déduction de charges qui ont été
exposées dans le cadre d'opérations complexes et inhabituelles, posées dans le seul but de
réduire voire de neutraliser l'impôt qui se serait appliqué au contribuable en l'absence de ces
opérations, pourvu que ces opérations puissent produire des revenus imposables substantiels;
alors qu'il ne l'autoriserait pas dans le chef d'un contribuable qui ne se distinguerait du
premier que par le fait que les opérations ne puissent produire que des revenus imposables
modiques ?
3. L'article 44 du C.I.R. 64 (article 49 du C.I.R. 92) viole-t-il les articles 10, 11 et 172 de
la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l'article 170 et/ou avec le droit de
l'Union, dans l'interprétation selon laquelle la condition ‘ d'acquérir ou de conserver les
revenus imposables ' prévue par cette disposition est réputée rencontrée dans le cas où un
revenu imposable modique par rapport aux frais exposés, tels que les intérêts perçus dans le
cadre d'une ‘ opération Q.F.I.E. ', s'accompagne de charges importantes exposées quasi
exclusivement en vue d'obtenir au moyen d'un montage fiscal la destruction de la base
imposable; tandis que cette condition n'est pas réputée rencontrée dans le cas où un revenu
imposable modique s'accompagne de charges importantes exposées principalement en vue
d'accorder un avantage à un tiers ?
4. La réponse aux questions précédentes peut-elle être différente si le juge saisi du fond
d'un litige fiscal constate que le résultat économique des opérations en cause auquel on
pouvait s'attendre avant application de l'impôt, est négatif ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la SA « Société Industrielle Liégeoise des Oxydes » (SILOX), assistée et représentée
par Me X. Thiebaut et Me S. Lemmens, avocats au barreau de Liège;
- la SA « CBC Banque », assistée et représentée par Me F. Lefèvre et Me S. Benzidi,
avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Fekenne, avocat au barreau de
Liège.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SA « Société Industrielle Liégeoise des Oxydes » (SILOX);
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 30 juin 2021, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs
P. Nihoul et S. de Bethune, a décidé que l'affaire était en état, qu'aucune audience ne serait
tenue, à moins qu'une partie n'ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de
la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu'en l'absence d'une telle demande,
les débats seraient clos le 14 juillet 2021 et l'affaire mise en délibéré.
Aucune demande d'audience n'ayant été introduite, l'affaire a été mise en délibéré le
14 juillet 2021.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives
à la procédure et à l'emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige concerne la cotisation à l'impôt des sociétés due par la SA « Société industrielle liégeoise des
oxydes » (ci-après : la SA « SILOX ») pour l'exercice d'imposition 1990.
Dans le cadre de trois opérations réalisées en 1989, la SA « SILOX » a acquis des obligations italiennes
avec coupons, à des dates proches de l'échéance des intérêts. Après avoir perçu les intérêts, diminués de l'impôt
italien prélevé à la source, la SA « SILOX » a revendu ces obligations en réalisant une moins-value. La
perception des intérêts n'a pas empêché que les opérations se soldent par une perte comptable. Celles-ci ont
cependant permis à la SA « SILOX » de réduire sa charge fiscale, ce qui était le résultat recherché, en imputant
sur l'impôt dû en Belgique la quotité forfaitaire d'impôt étranger (QFIE) prévue par l'article 23, § 2 (lire 3), de la
convention préventive de la double imposition conclue le 19 octobre 1970 entre la Belgique et l'Italie. Cette
QFIE s'élève à 15 % du montant des intérêts perçus, indépendamment du montant de l'impôt, en l'occurrence
italien, effectivement retenu à la source.
Devant la Cour d'appel de Liège, la question se pose de savoir si les pertes engendrées par les opérations
litigieuses, qui correspondent au montant de la moins-value sur la réalisation des titres, sont déductibles, sur la
base de l'article 44, alinéa 1er, du Code des impôts sur les revenus 1964 (ci-après : le CIR 1964) (actuellement
article 49 du CIR 1992). Cette disposition prévoit que les dépenses ou charges professionnelles déductibles sont
celles que le contribuable justifie avoir faites ou supportées pendant la période imposable « en vue d'acquérir ou
de conserver les revenus imposables » (condition de finalité).
La SA « SILOX » se prévaut d'un arrêt de la Cour de cassation du 21 juin 2019, dont elle déduit que la
condition de finalité requise par l'article 44 du CIR 1964 est remplie en l'espèce, même si les opérations étaient
exclusivement motivées par la possibilité de bénéficier d'une QFIE permettant de réduire sa charge fiscale. La
Cour d'appel de Liège renvoie quant à elle à un arrêt de la Cour de cassation du 21 septembre 2018, par lequel
cette Cour juge que la condition de finalité n'est pas remplie à propos de frais relatifs à l'acquisition par une
société médicale d'une habitation à la côte et mise à la disposition de son gérant, contre une indemnité modique.
La Cour d'appel estime que la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la condition de finalité visée à
l'article 44 du CIR 1964 suscite plusieurs questions liées au respect du principe de la légalité de l'impôt, ainsi
que du principe d'égalité et de non-discrimination.
La Cour d'appel se demande si, pour contrôler la constitutionnalité de l'article 44 du CIR 1964, il n'y a pas
lieu de tenir compte des principes et règles du droit de l'Union, au motif que les opérations litigieuses ont été
réalisées dans l'exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne (ci-après : le TFUE), dont la libre circulation des capitaux. Or, la jurisprudence constante de la Cour
de justice de l'Union européenne consacre le principe d'interdiction de pratiques abusives aux droits et aux
avantages prévus par le droit de l'Union, indépendamment du point de savoir si ces droits et avantages trouvent
leur fondement dans les traités, dans un règlement ou dans une directive. Ce principe est mis en œuvre par la
directive (UE) 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 « établissant des règles pour lutter contre les pratiques
d'évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur » (ci-après : la
directive (UE) 2016/1164). La Cour d'appel se demande également si, en ce qu'il permettrait ou favoriserait le
recours par des entreprises à des montages destructeurs d'impôt, l'article 44 du CIR 1964 est compatible avec
l'article 107 du TFUE, lequel interdit les aides d'État.
La Cour d'appel de Liège pose donc les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant au droit de l'Union européenne
A.1.1. La SA « SILOX » soutient que les trois premières questions préjudicielles sont irrecevables en ce
qu'elles visent le droit de l'Union européenne, à défaut pour la juridiction a quo d'avoir identifié dans les
questions préjudicielles des dispositions spécifiques de ce droit à l'aune desquelles la constitutionnalité de
l'article 44 du CIR 1964 devrait être appréciée.
Elle estime qu'en tout état de cause, elle n'a pas eu recours à une liberté prévue par le droit de l'Union en
réalisant les opérations litigieuses. En effet, ces opérations ont eu lieu en 1989, avant la consécration de la libre
circulation des capitaux en 1992, en application de la convention préventive de la double imposition conclue le
19 octobre 1970 entre la Belgique et l'Italie. Par ailleurs, la directive (UE) 2016/1164 ne saurait servir de norme
de contrôle, dès lors que son adoption est postérieure aux opérations litigieuses. Ensuite, le principe
d'interdiction de pratiques abusives n'empêche pas en soi qu'une société fasse usage des libertés de circulation
garanties par le TFUE pour profiter de la fiscalité avantageuse d'un autre État membre que celui dans lequel elle
est établie. Enfin, l'application de la disposition en cause n'est pas de nature à engendrer une aide d'État, au sens
de l'article 107 du TFUE...
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