Émergence d'un droit fiscal européen de l'entreprise, de ses actionnaires et de ses prêteurs

AuteurJacques Malherbe
Occupation de l'auteurProfesseur émérite à l'UCL Avocat
Pages243-288

    Texte français des conférences prononcées à l'Université de Salamanque et à l'Instituto de estudios fiscales de Madrid en 2005. Nos remerciements vont à notre collègue Luc De Broe et à M. Ruben De Boeck pour la mise en commun de leurs travaux sur certains des thèmes abordés.

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Introduction

L'harmonisation des impôts directs en Europe est, hormis les quelques directives existantes, une harmonisation négative, résultant des décisions de la Cour de justice prohibant la mise en oeuvre de certaines dispositions nationales restrictives des libertés fondamentales prévues par le traité et, généralement, également discriminatoires.

Cette harmonisation négative, de plus en plus marquée, suppose que les juges nationaux fassent usage du mécanisme de la question préjudicielle (Traité, art. 234).

On constatera que certains pays n'ont jamais posé de questions préjudicielles en matière d'impôts directs (Espagne, Portugal, Irlande, Italie).

D'autres juges résolvent eux-mêmes les questions de droit européen, sans poser de questions préjudicielles. Des exemples en sont trouvés en Angleterre dans la décision Marks & Spencer de première instance ainsi qu'en Finlande (arrêt du 20 mars 2002 de la Cour suprême administrative relatif à la compatibilité de la législation finlandaise sur les sociétés étrangères contrôlées avec le droit européen)1.

L'harmonisation positive est, elle, le fruit des directives adoptées à l'unanimité.

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I Harmonisation négative
A Les prêteurs : Lankhorst-Hohorst

De nombreux États ont essayé de lutter contre la sous-capitalisation. Il est généralement plus avantageux de financer une filiale étrangère par un prêt de sa société mère, entraînant un paiement d'intérêts, déductibles au niveau de la filiale et souvent exonérés de retenue à la source, que par des capitaux propres, générateurs éventuellement de dividendes, soumis à retenue à la source, sauf application de la directive mères-filiales mais en tous cas soumis à impôt des sociétés dans le pays de la source.

La sous-capitalisation a été vue comme un phénomène de transfert du pouvoir d'imposer du pays de la source au pays de la résidence.

1. Sous-capitalisation

La Cour de justice a été confrontée de plein fouet avec le problème dans l'affaire Lankhorst-Hohorst. Cette société allemande était détenue par une société néerlandaise, Lankhorst-Hohorst B.V., elle-même détenue par une autre société néerlandaise, Lankhorst-Taselaar B.V. La GmbH allemande était en perte et avait contracté un emprunt bancaire onéreux. La société tête de groupe néerlandaise remplaça cet emprunt par un prêt inter-sociétés de 3.000.000 DEM, accompagné d'une déclaration de patronage par laquelle la société prêteuse renonçait au remboursement en présence de créanciers tiers.

Les intérêts du prêt furent traités comme des dépenses déductibles.

Le fisc allemand appliqua la section 8a KStG contenant deux règles :

- la première s'applique à toute société détenant un intérêt substantiel dans une filiale allemande et n'ayant pas droit au crédit d'imputation de l'impôt des sociétés à l'occasion de la distribution d'un dividende;

- la seconde règle s'applique aux prêts hybrides.

Un non-résident ne peut bénéficier du crédit d'impôt que s'il détient sa participation à l'intervention d'un établissement stable en Allemagne.

L'intérêt est traité comme dividende dès que le ratio fonds empruntés - fonds propres est de 3 à 1. La GmbH allemande étant en perte, tout prêt qui lui était consenti par son actionnaire était nécessairement visé par la disposition.

Il était possible de renverser la présomption en prouvant que le prêt aurait pu être obtenu d'une partie tierce, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.

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Sur question préjudicielle du Tribunal fiscal de Munster, la Cour de justice jugea la disposition de la loi d'impôt des sociétés allemandes contraire à l'article 43 du Traité relatif à la liberté d'établissement.

Une première question qui se posait était de savoir si la règle protège uniquement la société mère dans la mesure où elle établit une succursale ou une filiale dans le pays de la source ou si elle protège également la filiale elle-même.

La jurisprudence est fixée en ce sens que tous les participants à l'opération, qu'ils soient actifs ou passifs, sont protégés.

En second lieu, on peut se demander si la Cour aurait également pu invoquer la liberté de mouvements des capitaux. L'article 56 s'applique en effet non seulement à celui qui fournit des capitaux propres mais également à celui qui fournit des capitaux empruntés. Dans ce cas, la disposition serait invalidée également à l'égard d'États tiers puisque la liberté de l'article 56 ne se limite pas aux investisseurs d'États membres.

Un premier argument, qui fut écarté par la Cour, est celui basé sur l'existence de règles semblables dans de nombreux pays. Il montre toutefois l'importance de la décision.

Il n'était par ailleurs pas nécessaire de faire une distinction entre les règles discriminatoires et les règles qui constituent de pures restrictions. En l'espèce, la règle était discriminatoire.

Enfin, il était vrai que certains contribuables allemands étaient également exclus de l'imputation du crédit pour paiement de l'impôt des sociétés. Il s'agissait toutefois d'un groupe non comparable à des investisseurs commerciaux étrangers normaux, groupe constitué de personnes morales de droit public et de personnes morales jouissant d'exemptions personnelles, telles des institutions charitables.

La disposition faisait donc obstacle à la liberté d'établissement en Allemagne d'une société d'un autre État membre.

Il restait à examiner si la règle ne pouvait trouver une justification dans l'intérêt public.

Constituait-elle une disposition anti-abus ? La sous-capitalisation, pour le gouvernement allemand, permet à l'investisseur étranger d'éluder le régime allemand de taxation des dividendes en remplaçant un investissement en fonds propres par un prêt que la société n'aurait pu recevoir d'une autre personne qu'un actionnaire avec, pour résultat, le transfert de matière imposable de l'Allemagne vers l'étranger.

En premier lieu, la Cour rappela que la réduction des revenus fiscaux n'est pas à elle seule une raison d'intérêt public permettant de justifier la violation d'une liberté fondamentale. Elle constata que la disposition légale visée ne se limitait pas à écarter des conventions artificielles et qu'un abus ne pouvait être supposé uniquement parce que l'investisseur-prêteur était étranger.

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La Cour ajouta que le prêteur serait soumis à sa législation nationale. Cet argument semble faible en l'absence d'une harmonisation des fiscalités. On ne peut étendre à la matière fiscale la reconnaissance mutuelle qui s'applique par exemple en matière de protection des consommateurs.

En l'espèce, en outre, aucun abus n'existait : l'actionnaire néerlandais avait de bonnes raisons économiques de remplacer un prêt onéreux par un prêt à taux plus bas dans le but de sauver l'existence de sa filiale allemande.

Avant l'existence de la disposition légale querellée, le fisc allemand avait tenté de remédier à la sous-capitalisation en invoquant la disposition générale anti-abus du Code allemand (art. 42 Abgabenordnung). Le Bundesfinanzhof avait rejeté cette base légale, soulignant qu'en droit civil un actionnaire est libre de financer sa filiale par capitaux propres ou par prêt.

On voit donc difficilement où est l'abus, d'autant plus que le seuil quantitatif proposé est sans relation avec l'existence d'un abus.

De plus, un prêt possède d'autres avantages qu'une substitution de source de financement : notamment, il peut être remboursé plus facilement et génère d'ailleurs des intérêts même en l'absence de bénéfices.

La mesure telle qu'elle est rédigée entraîne en outre un risque de double imposition, le même revenu étant taxé comme dividende dans le pays de la source et comme intérêt dans le pays de la résidence. Un ajustement corrélatif devrait être accepté par le pays de la résidence, ce qui est fort peu vraisemblable en l'espèce.

Quant au principe de cohérence, il ne pouvait être invoqué parce qu'il suppose un lien direct concernant un seul et même contribuable entre un avantage fiscal et une taxation correspondante. En fait, la Cour exige maintenant cumulativement une cohérence micro-économique au niveau du même contribuable et une cohérence macro-économique, les États se partageant la matière imposable par des traités dont la...

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