Responsabilités spéciales dans le cadre des entreprises en difficulté

AuteurJean Pierre Renard
Occupation de l'auteurAvocat Juge suppléant au tribunal de commerce de Nivelles
Pages191-223

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Qu'est-ce qu'une entreprise en difficulté ?

510. Avant d'examiner la responsabilité du gérant de société en difficulté ou en faillite, il nous paraît utile de tenter de définir ce qu'est l'entreprise en difficulté.

En effet, si tout le monde sait quand une société est en faillite, il en va tout autrement d'une entreprise qui se trouve en difficulté.

Comme l'ont déjà relevé d'éminents auteurs, cette notion a «un caractère très imprécis»258.

Plutôt que de parler de difficulté, il nous paraît plus utile, comme l'a d'ailleurs fait le législateur en 1997 lorsqu'il a réformé le droit du concordat judiciaire et de la faillite, de parler de discontinuité259.

Si selon le législateur de 1997, la faillite devait être «réservée aux situations fatales, désespérées», «le concordat constituera (...) un cadre dans lequel les entreprises en difficulté auront la possibilité de se redresser de manière durable, grâce à des mesures adéquates»260.

C'est grâce notamment à cette nouvelle législation que les juristes ont pris en compte l'enseignement des économistes et ont compris qu'il fallait agir plus tôt que face à la seule situation de cessation de paiements et d'ébranlement de crédit. La société est en difficulté dès qu'elle entre dans une «zone grise d'incertitude».

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Pour un économiste, «toute entreprise ne réalisant pas une rentabilité suffisante, peut être considérée comme une entreprise en difficulté, puisqu'elle n'est pas en mesure de rémunérer les fonds propres au taux exigé par le marché et en fonction du risque couru par les investisseurs»261.

En effet, si une entreprise ne produit plus suffisamment de valeur ajoutée pour rémunérer l'ensemble de ses coûts de production, les fonds propres ne sont plus rémunérés. Il en découle un manque d'autofinancement et une augmentation de l'endettement extérieur avec les frais financiers qui s'ensuivent. C'est donc l'absence de valeur ajoutée qui touche à la rentabilité de l'entreprise qui ellemême va diminuer sa solvabilité, ce qui affectera, à la fin du processus, la trésorerie de l'entreprise.

511. Le législateur de 1997 a donc instauré, outre le concordat judiciaire nouvelle formule, différentes mesures législatives pour rencontrer les problèmes rencontrés par les entreprises face aux premières difficultés financières.

Pour finir sur cette brève introduction, citons l'excellente définition de l'entreprise en difficulté donnée par Philippe Colle et qui fut d'ailleurs reprise dans les travaux préparatoires de la loi sur le concordat judiciaire :

Une entreprise est en difficulté à partir du moment où, pour des raisons économiques, financières, organisationnelles, sociales ou autres, sa situation évolue de manière telle que l'on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle éprouve tôt ou tard de la peine à bénéficier des rentrées suffisantes pour satisfaire à toutes les obligations légales et contractuelles et pour continuer à opérer les investissements qui s'imposent

262.

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Section 1 : Obligations spéciales pesant sur les gérants dans une société en difficulté

Faut-il donner une information accrue en cas de perte bilantaire ou d'exploitation ?

512. Comme nous l'avons déjà évoqué, le maître mot de la loi du 17 juillet 1997 sur le concordat judiciaire était la prévention. L'idée du législateur fut que comme en médecine, les chances de guérison d'une entreprise vont de pair avec la précocité du diagnostic et du traitement de cette dernière. Or, qui mieux qu'un dirigeant d'entreprise peut prévenir une situation difficile ?

C'est la raison pour laquelle le législateur comptable a apporté depuis plus de deux décennies, une attention toute particulière à l'élaboration des comptes annuels qui sont, tant pour les associés que pour le tiers, les bulletins de santé de la société commerciale.

En outre, en obligeant les dirigeants de société à établir avec minutie les comptes annuels de leur entreprise, le législateur a obligé opportunément ceuxci à confronter à la réalité des chiffres la perception souvent optimiste, voire euphorique, qu'ils ont souvent de l'état de santé de leur entreprise.

513. La loi du 17 juillet 1997 a donc complété l'article 77 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales par un alinéa 4, qui est devenu l'article 96 du Code des sociétés. Cet ajout a pour conséquence d'obliger les gérants de SPRL de justifier l'application des règles comptables de continuité263 «lorsque le bilan fait apparaître une perte reportée ou lorsque le compte de résultats fait apparaître, pendant deux exercices successifs, une perte de l'exercice».

Les deux hypothèses dans lesquelles les gérants doivent donner cette information supplémentaire sont différentes : soit il s'agit d'une perte bilantaire, soit d'une perte d'exploitation pendant deux exercices consécutifs. Le rapport que devra rédiger le ou les gérants nous paraît être fort proche du rapport spécial prévu à l'article 332 du Code des sociétés dont il sera question plus loin264. En effet, les gérants devront y expliquer les mesures prises pour retrouver la rentabilité perdue.

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Si dans les deux hypothèses précitées, le ou les gérants choisissent de ne pas justifier l'application des règles d'application en going concern et optent donc pour les règles comptables de discontinuité prévues à l'article 40 de l'arrêté royal du 8 octobre 1976 et reprises dans l'arrêté royal d'exécution du 30 janvier 2001, ils devront logiquement proposer la liquidation de la société sur base des articles 181 et suivants CDS, ce qui suppose également l'établissement d'un rapport «spécial».

En d'autres termes, dès que les deux hypothèses de l'article 96 CDS sont rencontrées, les gérants n'échapperont pas à la rédaction d'un rapport spécial qui mettra en évidence, sinon les remèdes, du moins les raisons des difficultés. Ajoutons que s'ils ne respectent pas cette nouvelle disposition, ils tombent, à nos yeux, sous le coup de la violation d'une disposition légale et qu'ils commettront en outre à la fois une faute de gestion et une faute quasi-délictuelle.

Qu'est-ce que la procédure de sonnette d'alerte ? 265

514. Certes cette procédure vise en premier lieu le commissaire-réviseur de la société en difficulté, mais la loi précise qu'en cas d'absence de commissaireréviseur, il appartient directement à l'organe de gestion d'appliquer, du moins en partie, cette procédure (art. 138 in fine CDS).

Le nom de cette procédure, tout comme le contenu de celle-ci, est inspiré du droit français266 et comporte deux étapes.

Que doit faire le commissaire, ou à défaut, le gérant, s'il découvre un fait grave mettant en cause la continuité de la société ?

515. Si lors de ses contrôles, le commissaire-réviseur constate «des faits graves et concordants susceptibles de compromettre la continuité de l'entreprise», il doit en informer «par écrit et de manière circonstanciée», l'organe de gestion afin que ce dernier prenne les mesures nécessaires pour «assurer la continuité de l'entreprise pendant un délai raisonnable».

Cette première étape de la procédure d'alerte est obligatoire dans le chef du commissaire-réviseur sauf s'il constate que l'organe de gestion, devançant ses propres contrôles, a déjà remédié à la situation découverte.

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Les termes ayant été repris de la législation française, il n'est pas inutile de citer les exemples donnés par la doctrine de ce pays.

Sont cités notamment comme exemples qui «crèvent les yeux» :

- «l'accumulation d'exercices déficitaires;

- le non-paiement des impôts et cotisations sociales;

- la rupture d'un concours bancaire;

- la défaillance d'un client principal;

- ...;

- le décès ou le départ d'une ou plusieurs personnes essentielles;

- le dissentiment grave entre associés;

- des grèves de longue durée;

- ...»

D'autres indices sont plus complexes :

- «le déséquilibre de l'endettement (de trop court terme et trop cher);

- l'insuffisance de fonds propres et/ou de trésorerie;

- l'insuffisance des investissements et/ou des amortissements;

- des provisions excessives ou insuffisantes;

- la perte du soutien de la maison mère;

- les mauvais résultats des filiales;

- le risque d'un gros redressement fiscal;

- ...»267.

Si l'organe de gestion prend, dans «un délai raisonnable», les mesures permettant d'assurer la continuité de l'entreprise, la procédure d'alerte initiée par le commissaire-réviseur pourra s'arrêter là et le gérant aura rempli sa tâche, même dans une société qui ne doit pas faire appel à un réviseur d'entreprises.

Que peut faire le commissaire en cas d'incurie du gérant ?

516. Si, par contre, dans un délai d'un mois, à dater de la communication écrite du commissaire-réviseur, l'organe de gestion n'a pas délibéré (en cas de l'existence d'un collège de gestion) ou - hypothèse plus délicate - a délibéréPage 196 mais a pris des mesures qui, à l'estime du commissaire-réviseur, ne sont pas celles qui assureront la continuité de l'entreprise, le commissaire-réviseur «peut communiquer ses constatations au président du tribunal de commerce» du siège social de la société. Dans ce cas, précise la loi, l'article 458 du Code pénal ne lui est pas applicable.

C'est évidemment cette deuxième phase de la procédure d'alerte qui soulèvera le plus grand nombre de difficultés d'application. Un des points qui nous paraît le plus délicat sera, pour le commissaire-réviseur, de ne pas sortir de son rôle de contrôleur et d'éviter de devenir, sans même le vouloir, un «administrateur de fait»268, principalement lorsqu'il ne sera pas d'accord avec les mesures prises par le gérant pour obvier aux faits graves et concordants qu'il a constatés.

Est-il utile d'ajouter que si le gérant ne prend pas les mesures adéquates dans le délai voulu, il...

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