Concevoir et comprendre le droit
Auteur | Philippe Quarré |
Pages | 17-32 |
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Qu'est-ce que le droit ? Rien que sur cette simple question, il existe bien des confusions et des erreurs d'interprétation. Essayons d'y voir clair.
S'il n'existait qu'un seul individu sur la terre ou dans l'univers, il ne serait pas besoin de droit. Mais dès que les hommes sont deux, se posent les problèmes de la cohabitation, des territoires, de la propriété, etc. Il n'y a pas de société humaine sans droit, quoi que certains utopistes aient pu en dire.
Pris dans son sens le plus général, «Le droit est l'ensemble des règles qui, sous la garantie de la contrainte sociale, gouvernent l'action des hommes vivant en société7».
Mais une règle contenue dans le Code d'Hammourabi8 est du «droit» au sens général ou historique, sans pour autant faire partie, par rapport à nous, de ce qu'on appelle le «droit positif», celui qui est réellement sanctionné dans notre société, dans la mesure où cette loi n'a plus d'application actuelle et ne régit donc pas nos comportements. De même, une règle peut par exemple relever de ce qu'on nomme le «droit naturel» sans pour autant être positivement garantie comme elle l'est, chez nous, si elle fait partie de ce que l'on appelle maintenant les «droits de l'homme».
Le droit est en constante évolution. Il doit s'adapter à son temps, aux civilisations, aux progrès de la technique. Il se crée ainsi pour l'instant un droit propre à la réalité d'Internet. Internet nous donne un exemple intéressant de la création d'une «matière de droit» et nous y reviendrons en détails plus loin.
Le droit est aussi fonction des évolutions de la pensée.
Ainsi, à l'origine, le préjudice causé à autrui ou au groupe social était compensé par la vengeance privée, sans mesure et source de tous les Page 18 excès. Un progrès essentiel a été acquis lorsque le groupe social, l'Etat , se substituant aux particuliers, a repris à son compte le règlement des litiges et la réparation des préjudices. La Justice s'exerce maintenant au nom de la Société.
Mais encore fallait-il instaurer des règles. On peut faire référence ici, pour l'exemple, à la loi biblique du «talion», qui consiste à faire subir à l'offenseur un dommage identique à celui qu'il a causé9. Cette règle était un progrès indiscutable par rapport à une vengeance sans mesure, ni limite. Elle apparaît cependant depuis longtemps comme bien excessive dans sa rigidité et son manque de nuances.
Ce principe d'évolution nous mène à une distinction fondamentale. Celle qui doit exister ou devrait exister dans toutes les sociétés, entre le droit, la morale et la religion !
Partons de quelques définitions.
Le droit
Dans sa définition commune, le droit est «l'ensemble des principes qui régissent les rapports des hommes entre eux, et servent à établir des règles juridiques»10.
Mais ce qui nous intéresse directement, je l'ai déjà dit, c'est ce qu'on appelle le «droit positif», c'est-à-dire l'ensemble des règles de droit qui sont sanctionnées au moment considéré, dans une société ou un Etat déterminé.
La morale
La morale se définit communément comme «l'ensemble des règles d'action et des valeurs qui fonctionnement comme normes dans une société»11. Encore faudrait-il s'entendre ici sur ce que l'on entend par normes. Page 19
L'éthique
Quant à elle, l'éthique se définit comme la «partie de la philosophie qui étudie les fondements de la morale; ensemble des règles de conduite»12.
La religion
La religion enfin est «l'ensemble de croyances ou de dogmes et de pratiques cultuelles qui constituent les rapports de l'homme avec la puissance divine (monothéisme) ou les puissances surnaturelles (panthéisme)»13.
Il faut considérer que la religion appartient à la conscience et à la liberté absolue de chacun, qui est libre d'y adhérer ou non, et aussi d'en changer, contrairement à ce que prétendent notamment certains Etats islamiques. Soyons clairs. Il est du droit et de la conscience de chacun d'adopter une religion, d'en changer à sa guise et, il faut le rappeler, ce que d'aucuns ont tendance à oublier, de ne pas en avoir ! Etre athée est également un droit absolu et nul ne peut être contraint à la pratique d'un culte, ou à une croyance quelle qu'elle soit. C'est avec raison, et il faut nous en féliciter car il convient d'être cohérent en tout, que la loi belge sur le serment des témoins en justice a été modifiée, il y a quelques années, par la suppression de la mention «Ainsi m'aide Dieu», pour ne conserver que celle «Je jure de dire la vérité, rien que la vérité»14.
La liberté de pensée, d'expression et de culte font fondamentalement partie des droits inaliénables de tout individu, des droits de l'homme.
Au moment où ces lignes étaient écrites, les Taliban, encore au pouvoir en Afghanistan, faisaient un procès à des coopérants humanitaires en réclamant leur pendaison pour propagation prétendue (ou même réelle) de la religion catholique15 ? Comment ne pas s'interroger sur le fait que nous aboutissions encore à de tels comportements criminels et imbéciles après trois mille ans d'évolution et de culture ? Ce simple fait, parmi tant d'autres, donne la mesure d'une nécessaire réflexion et d'une remise en cause par rapport à la notion des droits de chacun. Page 20
Dans une société moderne, démocratique et pluraliste, et je n'en veux pas d'autre, le droit positif ne peut être confondu avec la morale et la religion. La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres16.
Montesquieu écrivait déjà au XVIIIème siècle : «Les lois humaines, faites pour parler à l'esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils; la religion, faite pour parler au coeur, doit beaucoup donner de conseils, et peu de préceptes. Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur, non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils, et non pas des lois»17; et plus loin : «Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non seulement qu'elles ne troublent pas l'Etat, mais aussi qu'elles ne se troublent pas entre elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l'Etat; il faut encore qu'il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit»18.
Le droit règle l'action des individus, de la société, de l'Etat et doit, en cela, respecter les droits de l'homme, la pluralité des tendances, des appartenances et des opinions. Dans un Etat de droit, on ne peut admettre que des règles morales ou religieuses, propres à une partie des individus qui composent la société, s'imposent telles quelles, en tant que telles, aux autres individus ou à l'Etat lui-même (par exemple, pour ce qui concerne l'observance d'un culte, l'avortement, l'euthanasie, l'homosexualité, la génétique, etc.)19.
De plus, même s'il est évidemment souhaitable que le droit et la morale , au sens général de ces termes, se rejoignent, il est des aspects du droit qui ne sont pas moraux en eux-mêmes (par exemple, la réglementation des impôts, la fixation des distances que doivent respecter les plantations mitoyennes, etc.) ou qui même sont en contradiction quasi- nécessaire avec la morale (par exemple, la taxation des revenus de la prostitution, l'acceptation que certaines lésions de prix, trop peu Page 21 importantes, ne sont pas rescindables en matière de vente20, pour des raisons pratiques, ou le fait que, dans la tradition du droit romano- germanique, le «dol», l'intention de nuire, n'est punissable que s'il est grave, et qu'en conséquence, on peut être, dans une certaine mesure, légalement malhonnête21). Page 21
Pour bien comprendre l'évolution du droit et des sociétés jusqu'au monde de 2002 qui est le nôtre, il faut mettre en exergue une circonstance qui est mal appréciée et source de confusions.
Le droit a été crée par l'homme pour les hommes. Il n'existe, ne fonctionne, que sur base de la notion de personne, c'est-à-dire un être, physique ou fictif, qui est susceptible d'être titulaire de droits et de les faire valoir, et inversement d'être tenu d'obligations.
Ces personnes peuvent être «physiques», vous et moi, un être humain, mais aussi «morales», c'est-à-dire un groupe de personnes physiques ou morales, à qui la loi donne, fictivement et sous certaines conditions précises, la faculté d'agir comme une seule personne22, distincte de celles qui la composent, ayant un nom, un patrimoine, ou un domicile (siège), par exemple l'Etat23, les sociétés commerciales24, certaines associations civiles25, etc.
En dehors des personnes, sujets de droit, il n'y a que des «choses», c'est-à-dire des objets inanimés ou animés comme les plantes, ou même les animaux, qui pour des raisons bien évidentes ne peuvent être titulaires de droit, à défaut d'être capables de les comprendre, de les exercer ou d'être tenus d'obligations. S'il existe des lois et des conventions pour la protection des animaux, il est impropre, au sens strict des termes, de parler des droits des animaux. Ces lois n'ont été faites que par les hommes pour s'imposer aux hommes, à la fois en Page 22 raison d'une légitime sensibilité au sort des animaux et pour protéger un certain nombre d'intérêts humains, comme le respect de la médecine vétérinaire, des races...
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