Décision judiciaire de Conseil d'État, 29 juin 2018

Date de Résolution29 juin 2018
JuridictionXV
Nature Arrêt

CONSEIL D'ÉTAT, SECTION DU CONTENTIEUX ADMINISTRATIF.

XVe CHAMBRE SIÉGEANT EN RÉFÉRÉ

A R R Ê T

nº 242.023 du 29 juin 2018

A. 223.998/XV-3592

En cause : 1. l'association sans but lucratif "Coordination Nationale d'Action pour la Paix et la Démocratie" (CNAPD),

2. l'association sans but lucratif "Ligue des Droits de l'Homme",

ayant élu domicile chez

Me Vincent LETELLIER, avocat, rue Defacqz 78-80/2 1060 Bruxelles,

contre :

la Région wallonne, représentée par son Gouvernement, ayant élu domicile chez

Me Geoffroy GENERET, avocat, rue Capitaine Crespel 2-4 1050 Bruxelles.

------------------------------------------------------------------------------------------------------

I. Objet de la requête

Par une requête introduite le 18 décembre 2017, l'association sans but lucratif "Coordination Nationale d'Action pour la Paix et la Démocratie" (CNAPD), et l'association sans but lucratif "Ligue des Droits de l'Homme", demandent, d'une part, la suspension de l'exécution de la décision du 18 octobre 2017 du Ministre-Président de la Région wallonne de délivrer à la FN Herstal les licences d'exportation d'armes n° 2178/030307 et n° 2178/030308 en vue de la livraison au Royaume d'Arabie saoudite de matériel de "production" et ses composants (ML18) et, d'autre part, l'annulation de ces licences.

II. Procédure

Un arrêt n° 240.907 du 6 mars 2018 a rouvert les débats et a chargé le membre de l'auditorat désigné par Monsieur l'auditeur général adjoint de poursuivre l'instruction et d'établir un rapport complémentaire sur le troisième moyen. Il a été notifié aux parties.

Par un courrier du 6 avril 2018, les parties requérantes demandent de lever la confidentialité du dossier administratif.

M. Christian AMELYNCK, premier auditeur chef de section au Conseil d'État, a rédigé un rapport complémentaire.

Le rapport a été notifié aux parties.

Par une ordonnance du 18 juin 2018, l'affaire a été fixée à l'audience du 27 juin 2018.

Mme Pascale VANDERNACHT, président de chambre, a exposé son rapport.

Me Vincent LETELLIER, avocat, comparaissant pour les parties requérantes, et Me Geoffroy GENERET, avocat, comparaissant pour la partie adverse, ont été entendus en leurs observations.

M. Christian AMELYNCK, premier auditeur chef de section, a été entendu en son avis conforme.

Il est fait application des dispositions relatives à l'emploi des langues, inscrites au titre VI, chapitre II, des lois sur le Conseil d'État, coordonnées le 12 janvier 1973.

III. Rétroactes

Par son arrêt n° 240.907 du 6 mars 2018, le Conseil d'État a exposé les faits, a jugé que la connexité entre les deux objets de la requête devait être admise, que l'urgence était recevable et que les premier et deuxième moyens n'étaient pas sérieux. Il a rouvert les débats pour l'examen du troisième moyen.

IV. Confidentialité de certaines pièces du dossier administratif

IV.1. Thèses des parties

Les parties requérantes font valoir qu'elles s'opposent à toute éventuelle demande de confidentialité du dossier administratif. Elles estiment qu'une telle demande "empêcherait un contrôle effectif de légalité dans la mesure où la partie adverse cache la nature exacte des produits dont elle autorise l'exportation et le destinataire de la commande notamment, alors qu'il s'agit de deux éléments déterminants de l'appréciation de la légalité de l'exportation au regard des critères de la Position commune 2008/944/PESC" du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologies et d'équipements militaires et du décret de la Région wallonne du 21 juin 2012 relatif l'importation, à l'exportation, au transit et au transfert d'armes civiles et de produits liés à la défense. Elles font état de divers arrêts rendus par la Cour constitutionnelle, le Conseil d'État et la Cour de justice de l'Union européenne, relatifs à l'examen de demandes de confidentialité de pièces. Elles rappellent que de telles demandes doivent être examinées en fonction du droit à un procès équitable. Elles soutiennent que si la confidentialité de pièces est accordée, cette dernière doit être limitée au strict nécessaire et à l'issue d'un examen concret. Elles relèvent également que comme elles ne sont pas dans une position de concurrence par rapport aux firmes concernées, aucune confidentialité ne pourrait leur être opposée en fonction de considérations relatives à des intérêts commerciaux. Elles exposent qu'il leur est "[…] indispensable, pour évaluer notamment les arguments relatifs à la suspension [ou à] l'annulation des licences, de pouvoir accéder notamment aux informations suivantes : quel est le type d'armement visé de manière précise par ces licences, combien d'armes seront vendues, quels sont les destinataires et, si possible, quand est-ce que les livraisons sont prévues". Elles admettent cependant que le prix de vente des armes concernées n'est pas un élément qui les intéresse et qui peut bien être couvert par le secret.

La partie adverse sollicite qu'en application de l'article 87, § 2, du règlement général de procédure, les pièces nos 1 à 3 du dossier administratif déposé soient maintenues confidentielles. Elle estime que cette confidentialité se justifie, en l'espèce, "compte tenu des enjeux liés notamment aux relations internationales de la Région wallonne", ainsi qu' "au secret des affaires". À l'appui de sa demande, elle cite des arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne, un arrêt de la Cour constitutionnelle et un arrêt du Conseil d'État. Elle ajoute que "les entreprises bénéficiaires de licences sont tenues par des engagements contractuels de confidentialité stricte à l'égard de leurs clients, en l'espèce l'Arabie saoudite", que

"ces engagements de confidentialité concernent non seulement les produits visés par les licences litigeuses, mais également l'ensemble des informations et échanges concernant les relations contractuelles entre parties", et que "la divulgation d'informations stratégiquement sensibles (destinataire final, nature et quantité des produits, prix, caractéristiques techniques, etc. …) concernant les produits concernés porterait atteinte au secret des affaires et préjudicierait gravement les sociétés concernées en mettant en péril leur crédibilité sur le marché qui est le leur".

Elle rappelle aussi que l'atteinte aux relations internationales de la Région wallonne constitue une cause d'exception à la publicité de l'administration, en vertu de l'article 6 du décret du 30 mars 1995 relatif à la publicité de l'administration. Elle relève également que "les parties requérantes se sont abstenues de saisir la Commission de recours à l'encontre de la décision implicite de refus de communiquer les licences du 27 octobre 2017". Elle estime que faute d'introduction d'un tel recours, sur pied du décret du 30 mars 1995 précité, contre ce refus implicite, ce dernier "doit être désormais tenu pour légal".

Par une requête du 6 avril 2018 intitulée "Demande d'accès au dossier administratif", les parties requérantes réitèrent leur souhait de pouvoir accéder à l'ensemble des pièces du dossier administratif dès lors que la partie adverse s'abstient d'indiquer en quoi les informations contenues dans certains documents qu'elle souhaite garder confidentiels nécessitent pareille protection. Selon elles, il n'est ainsi pas expliqué en quoi la communication des pièces porterait in se atteinte aux relations internationales ni en quoi cette communication porterait atteinte au secret des affaires, si ce n'est en invoquant l'existence d'une clause contractuelle de confidentialité qui ne pourrait toutefois pas lier le Conseil d'État. Elles soulignent également que la partie adverse semble considérer que les avis donnés par la commission d'avis ainsi que les licences d'exportation seraient automatiquement "par nature" confidentiels. Or, citant l'arrêt de la Cour constitutionnelle n°169/2013 du 19 décembre 2013, elles rappellent que celle-ci a annulé les dispositions du décret de la Région wallonne du 21 juin 2012, précité qui consacraient de manière absolue la confidentialité des avis précités et des licences. Elles ajoutent qu'il revient en tout état de cause au Conseil d'État d'apprécier le bien-fondé de cette confidentialité de certaines pièces en faisant une balance entre les exigences du procès équitable et celles du secret des affaires ou de la préservation des relations internationales de la Wallonie, en vue de soumettre ces pièces à la contradiction des parties ou, au contraire, en vue de les y soustraire. Selon elles, il est incontestable que leur droit à un procès équitable est atteint dans sa substance même dès lors qu'elles ne disposent d'aucune information sur les actes attaqués, si ce n'est leur numéro d'enregistrement et leur date d'adoption. Elles sont aussi d'avis qu'il y a une atteinte à leur liberté

d'expression et à leur droit à l'information au regard de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elles font ainsi valoir que les documents dont la confidentialité est réclamée par la partie adverse comportent très certainement des informations d'intérêt public auxquelles elles devraient pouvoir avoir accès en raison du rôle qu'elles assument dans une société démocratique comme "chien de garde" au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Elles prétendent encore que la confidentialité de ces pièces les empêche de porter le débat sur la place publique alors qu'il s'agit d'un enjeu de société et d'une question d'intérêt général. Enfin, elles considèrent qu'il appartient au Conseil d'État de s'assurer que, si la demande de la partie adverse poursuit un but légitime, ce but est, en l'espèce, nécessaire dans une société démocratique. Elles prétendent cependant que l'entrave à leurs droits à un procès équitable, au débat contradictoire et à la liberté d'information, ne peut être justifiée par un besoin social impérieux.

IV.2. Appréciation

...

Pour continuer la lecture

SOLLICITEZ VOTRE ESSAI

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT