Décision judiciaire de Conseil d'État, 20 janvier 2016

Date de Résolution20 janvier 2016
JuridictionXIII
Nature Arrêt

CONSEIL D'ETAT, SECTION DU CONTENTIEUX ADMINISTRATIF.

A R R E T

nº 233.545 du 20 janvier 2016

A. 210.134/XIII-6733

En cause : 1. GUSTIN Nelly, 2. JORSSEN Céleste, ayant tous deux élu domicile chez Mes Etienne GREGOIRE et Antoine GREGOIRE, avocats, avenue Blonden 21 4000 Liège,

contre :

  1. la Région wallonne, représentée par son Gouvernement, ayant élu domicile chez Me Bénédicte HENDRICKX, avocat, rue de Nieuwenhove 14 A 1180 Bruxelles,

  2. la Commune de Remicourt, ayant élu domicile chez Me Alfred TASSEROUL, avocat, rue Pépin 21 5000 Namur.

    ------------------------------------------------------------------------------------------------------ LE CONSEIL D'ETAT, XIIIe CHAMBRE,

    Vu la requête introduite le 6 septembre 2013 par Nelly GUSTIN et Céleste JORSSEN qui demandent que leur soit allouée en équité, sur la base de l'article 11 des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, à la charge de la Région wallonne et de la commune de Remicourt, une indemnité de 288.562,80 euros pour la réparation du préjudice exceptionnel subi en raison du classement de leur bien par un arrêté royal du 16 octobre 1975 et en raison du refus du permis de lotir que le collège communal leur a opposé le 27 mars 2006 à la suite de ce classement;

    Vu les mémoires en réponse et en réplique régulièrement échangés;

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    Vu le rapport de M. QUINTIN, premier auditeur chef de section au Conseil d'Etat, établi sur la base de l'article 12 du règlement général de procédure;

    Vu la notification du rapport aux parties et les derniers mémoires des parties requérantes et de la seconde partie adverse;

    Vu l'ordonnance du 12 octobre 2015, notifiée aux parties, fixant l'affaire à l'audience du 26 novembre 2015 à 09.30 heures;

    Entendu, en son rapport, Mme GUFFENS, conseiller d'Etat;

    Entendu, en leurs observations, Me A. GREGOIRE, avocat, comparaissant pour les parties requérantes, Me Célia HECQ, loco Me B. HENDRICKX, avocat, comparaissant pour la première partie adverse, et Me A. TASSEROUL, avocat, comparaissant pour la seconde partie adverse;

    Entendu, en son avis conforme, M. QUINTIN, premier auditeur chef de section;

    Vu le titre VI, chapitre II, des lois sur le Conseil d'Etat, coordonnées le 12 janvier 1973;

    Considérant que les faits utiles à l'examen du recours se présentent comme suit :

  3. Le 15 octobre 1964, Désiré JORSSEN hérite de ses parents la propriété d'immeubles situés à Lamine et dont la valeur est estimée à l'époque à deux millions de francs belges. Le terrain litigieux en fait partie. Il est situé entre la rue de Hodeige et la rue du Frenay.

  4. Un arrêté royal du 16 octobre 1975 classe, sur la base de la loi du 7 août 1931 sur la conservation des monuments et des sites, en raison de leur valeur historique et artistique, d'une part, comme monument, le tumulus situé à Lamine cadastré section A, n° 256d2 pour une contenance de 75 ares 90 centiares et, d'autre part, comme site, l'ensemble formé par ce tumulus et la parcelle sur laquelle il se trouve.

    L'article 2 du dispositif de l'arrêté de classement énumère plusieurs conditions particulières de conservation; la première consiste en l'interdiction, sauf autorisation préalable, "d'effectuer tout travail de terrassement, construction,

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    fouilles, sondages, et, en général, tout travail de nature à modifier l'aspect du terrain ou de la végétation".

  5. Le 11 octobre 1981, le collège des bourgmestre et échevins de la commune de Remicourt délivre à Désiré JORSSEN un permis de lotir relativement au terrain situé à Lamine, rues de Hodeige et du Frenay et divisant celui-ci en cinq parcelles destinées à l'habitation, le tumulus proprement dit étant exclu de la division.

    L'avis favorable du fonctionnaire délégué considère que "selon les dernières études planologiques en cours, le lotissement projeté est situé en un endroit où la construction d'habitations peut être autorisée".

    Ni l'avis du fonctionnaire délégué ni le permis de lotir ne font allusion au fait que le site est classé. Sur le vu des pièces communiquées au Conseil d'Etat, l'autorisation patrimoniale spéciale requise (avant le décret du 18 juillet 1991) en vertu de l'arrêté de classement semble n'avoir jamais été demandée ou obtenue. Ce permis de lotir n'a jamais été mis en œuvre.

  6. L'arrêté royal du 20 novembre 1981 adoptant le plan de secteur de Huy-Waremme situe le bien dans une zone d'habitat à caractère rural; la carte originale prévoit à cet endroit la présence d'un site classé répertorié par surimpression "S.C.". La même affectation était déjà prévue au projet de plan de secteur adopté par un arrêté ministériel du 11 juillet 1975.

  7. Désiré JORSSEN décède le 31 mars 1999. Nelly GUSTIN et Céleste JORSSEN recueillent sa succession. Dans l'actif figurent entre autres une pâture et une terre vaine et vague "Lamine", cadastrées section A, n° 256/02/E pour 4.325 m² et n° 256/02/F pour 3.265 m², évaluées à 194.625 FB + 97.950 FB = 292.575 FB.

  8. Le 3 mars 2005, le conseil de Nelly GUSTIN demande à la commune, à la commission royale des monuments, sites et fouilles (C.R.M.S.F.) et à la Région wallonne si, d'une part, la Région "pourrait éventuellement accorder un lotissement" sur la parcelle et dès lors la construction d'habitations de type unifamilial et si, d'autre part, la C.R.M.S.F. et le collège des bourgmestre et échevins pourraient donner un avis favorable à la réalisation du projet, pour ensuite demander à la Région wallonne de lever "l'interdiction de construire résultant de l'arrêté royal du 16 octobre 1975".

  9. Le 14 avril 2005, la direction générale de l'aménagement du territoire, du logement et du patrimoine (D.G.A.T.L.P.) répond ne pas pouvoir réserver une

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    suite favorable à la requête, en précisant qu'il résulte d'une visite sur place que "le tumulus de Lamine et la parcelle en cause, classés en tant que monument et site, [...] constituent des témoins importants de l'époque féodale" et que par conséquent, la création d'un lotissement résidentiel conduirait à "la perte d'un vestige unique", de telle sorte qu'il est "impensable de procéder au déclassement dudit bien".

  10. Le 6 mai 2005, le conseil de Nelly GUSTIN demande un certificat d'urbanisme n° 1 contenant les informations urbanistiques relatives à la parcelle située à Lamine.

  11. Le certificat d'urbanisme n° 1, délivré le 11 juillet 2005, signale que le bien en cause est situé en zone d'habitat à caractère rural au plan de secteur de HuyWaremme adopté par un arrêté royal du 20 novembre 1981, qu'il est classé en application de l'article 196 du Code wallon de l'aménagement du territoire, de l'urbanisme et du patrimoine (CWATUP), qu'il est actuellement "raccordable" à l'égout et qu'il "bénéficie d'un accès à une voirie suffisamment équipée en eau, électricité, pourvue d'un revêtement solide et d'une largeur suffisante compte tenu de la situation des lieux". Le certificat ajoute la mention suivante : "Bien classé : Remicourt-Lamine - 16/10/1975 - Motte féodale (M) et alentours (S) -Adresse du bien: rue de Hodeige à 4350 Lamine - 2ème division, section A, n° 256/02/E, 256/02/F".

  12. Le 8 novembre 2005, Nelly GUSTIN et Céleste JORSSEN demandent l'autorisation de lotir leur terrain. La demande a pour objet la division des terres entourant le tumulus en sept lots destinés chacun à accueillir une habitation unifamiliale. Les lots sont situés dans le périmètre du site classé. Le tumulus est placé, lui, en "zone non constructible". L’avis de réception d’une demande complète est délivré le 21 novembre 2005.

    Au cours de l'enquête publique qui est organisée du 25 novembre au 9 décembre 2005, le projet de lotissement donne lieu au dépôt de neuf réclamations motivées dont une pétition.

    L'avis de la C.R.M.S.F. du 20 décembre 2005 porte notamment ce qui suit :

    " La motte féodale de Lamine est une des mottes de Hesbaye dont le relief périphérique a été le mieux conservé. Le périmètre classé a été remarquablement défini afin que la motte et son relief périphérique puissant affirment lisiblement et durablement leur signature historique et leur intérêt esthétique lié à des jeux d'échelles et de formes.

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    La prairie contient tous les systèmes défensifs de la motte. Le fossé est encore visible et est respecté par le tracé de la rue de Hodeige. L'actuelle ferme de la Tombe pourrait occuper l'emplacement de la «Curtis» ou Basse Cour.

    Aussi, le site et la motte ont été classés en 1975 (soit avant la définition du plan de secteur) comme un tout intangible.

    Toute construction dans le périmètre ne pourrait que dévaloriser le site et altérer gravement sa lisibilité. Morceler cet ensemble très rare et conservé tel qu'il est, ne peut donc en aucun cas être envisagé.

    D'autre part, il est indispensable de noter l'intérêt de conserver des champs de fouilles pour des recherches archéologiques futures, programmées et non de sauvetage. Dans ce cadre, il est souhaitable que les archéologues fassent dresser un plan avec les courbes hypsométriques serrées (0,50 m au moins) de ce monument. C'est un outil essentiel que la Commission souhaite voir réaliser rapidement [...]".

    Le service des monuments et des sites donne de même un avis qualifié de "totalement défavorable", transmis le 21 décembre 2005 et rédigé notamment comme suit :

    " Avis totalement défavorable à toute construction autour de la motte de Lamine, d’ailleurs classée comme monument et comme site pour son intérêt archéologique et historique. La valeur « monumentale » de la motte ne prend tout son sens et toute sa force qu’accompagnée d’un dégagement des abords immédiats. L’intérêt collectif archéologique et patrimonial du noyau ancien de Lamine (motte, église d’origine romane, ferme de la Tombe…) doit absolument prévaloir sur l’intérêt privé. […]".

    Le collège des bourgmestre et échevins émet également un avis défavorable le 20 février 2006 motivé comme suit :

    " Considérant le caractère exceptionnel, d'intérêt régional et national, du site considéré formé tel un ensemble historique et...

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