Les responsabilités des dirigeants d'entreprises en difficulté

AuteurPhilippe Jehasse
Pages152-175

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Il est rare qu'une entreprise soit subitement confrontée à des difficultés insurmontables. Il s'agit la plupart du temps du résultat d'un lent processus de dégradation de la situation financière elle-même consécutive à un certain nombre de facteurs structurels et/ou conjoncturels.

Une chose est sûre dans tous les cas: si les dirigeants ne mettent pas en oeuvre un plan d'action pour tenter de redresser la situation obérée, l'entreprise finira tôt ou tard par disparaître en laissant derrière elle un endettement qui pourra également s'avérer fatal pour certains de ses partenaires.

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Nous venons de voir que le législateur avait mis en place plusieurs procédures spécifiques, en particulier celle organisée par l'article 633 du Code des sociétés, devant conduire en principe les dirigeants à une réaction salutaire. En cas de non respect de ces formalités, la responsabilité des dirigeants pourra être mise en cause. Il en sera de même en cas de poursuite déraisonnable des activités ou d'absence d'aveu de faillite endéans le délai légal.

Les chambres d'enquêtes commerciales institutionnalisées par la loi du 17 juillet 1997 sur le concordat judiciaire ont également pour fonction de susciter une prise de conscience dans le chef des dirigeants d'entreprises en difficulté.

Mais nonobstant l'existence de ces dispositifs, il n'empêche que la situation des dirigeants d'une entreprise en difficulté est particulièrement délicate: d'une part, l'on attend de lui qu'il prenne les mesures adéquates afin de permettre le redressement durable de l'entité, mais d'autre part, si les choses tournent mal, les créanciers seront prompts à mettre en cause la pertinence des solutions proposées pour assurer la continuité de la société.

1. La responsabilité liée à la violation de l'article 633 du Code des sociétés
a) Présomption de lien de causalité entre la faute et le dommage

Selon les termes de l'article 633, dernier alinéa, du Code des sociétés 287, «lorsque l'assemblée générale n'a pas été convoquée conformément au présent article, le dommage subi par les tiers est, sauf preuve contraire, présumé résulter de cette absence de convocation».

Cette disposition crée donc une présomption réfragable 288 du lien de causalité entre la faute consistant à ne pas avoirPage 154 convoqué l'assemblée générale dans le délai, selon les formes et avec l'ordre du jour requis, et le dommage qui en résulte pour les tiers 289.

Le législateur a entendu de la sorte remédier à la difficulté qui consistait pour les tiers à devoir prouver qui si l'assemblée générale s'était réunie dans les conditions prévues par la loi, elle aurait voté la dissolution de la société et donc l'arrêt de ses activités - preuve bien sûr impossible à rapporter 290.

Désormais, il appartient aux dirigeants de démontrer positivement que quand bien même l'assemblée générale se serait réunie suivant les prescriptions légales, le dommage aurait été identique.

Question

Comment rapporter cette preuve?

Les administrateurs défaillants pourront tenter d'échapper à la responsabilité que fait peser sur eux l'article 633, in fine, du Code des sociétés en démontrant que:

- les pertes résultent d'opérations antérieures au moment où la convocation de l'assemblée générale aurait dû intervenir;

- le dommage invoqué par les tiers résulte de l'arrêt des activités;

- les activités se sont poursuivies sans aggraver le passif existant;

- les tiers ont poursuivi leurs prestations / leurs livraisons alors qu'ils connaissaient les difficultés importantes de l'entreprise.

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b) Les dirigeants sont également les actionnaires de la société

Qu'en est-il lorsque les dirigeants de la société sont également ses actionnaires? La procédure organisée par l'article 633 du Code des sociétés doit-elle être écartée?

Non, car le but de la loi est avant tout d'assurer la protection des tiers (les créanciers) et non pas uniquement celle des actionnaires de la société.

Autoriser les dirigeants à ne pas respecter les formalités prévues par cette disposition reviendrait dès lors à lui ôter sa raison d'être.

c) Étendue du dommage

En synthèse, l'on peut considérer que le dommage visé par l'article 633 du Code des sociétés consiste dans l'accroissement de l'endettement de la société entre le moment où l'assemblée générale aurait dû être convoquée et celui où l'action en responsabilité a été intentée 291.

Il s'agit toutefois d'une présentation simplifiée des choses car en réalité les créanciers ne sont pas tous dans la même situation et il conviendra dans chaque cas d'espèce d'apprécier l'impact qu'aurait eu sur tel ou tel créancier le fait d'avoir arrêté plus tôt les activités.

En pratique toutefois, en particulier lorsque l'action en responsabilité émane d'un curateur 292, il n'est pas rare que les tribunaux fixent le dommage des créanciers de manière forfaitaire.

d) Violation du Code des sociétés

Rappelons que dans la mesure où il s'agit d'une violation du Code des sociétés, les dirigeants fautifs sont solidairementPage 156 responsables de tous dommages et intérêts à l'égard de la société et des tiers 293.

2. La responsabilité liée à la violation de l'article 138 du Code des sociétés
a) Preuve du lien de causalité entre la faute et le dommage

Contrairement à l'article 633, in fine, du Code des sociétés qui, comme nous venons de le voir (cf. supra, page 153) a institué une présomption réfragable de causalité entre la faute commise par les dirigeants et le dommage subi par les tiers, l'article 138 du Code des sociétés s'en tient au droit commun de la responsabilité.

Les tiers et, le cas échéant, la société agissant dans le cadre de l'actio mandati devront établir le lien causal entre la faute - l'absence de délibération de l'organe de gestion sur les mesures qui devraient être prises pour assurer la continuité de l'entreprise pendant un délai raisonnable - et le dommage subi.

Cette absence de présomption de causalité ôte à la disposition de l'article 138 du Code des sociétés une bonne part de son efficacité sur le plan de la mise en oeuvre effective de la responsabilité des dirigeants. Elle ne sera pas pour autant dépourvue de tout effet dans la mesure où comme nous l'avons vu supra (cf. page 132), la procédure prévue par le texte peut aboutir à la «saisine» du président du tribunal de commerce territorialement compétent.

b) Responsabilité solidaire

L'absence de réaction des administrateurs ou des gérants suite aux faits graves et concordants dénoncés par le commissaire ou en l'absence de celui-ci, l'absence de délibération sur les mesures qui devraient être prises pour assurer la continuité de l'entreprise pendant un délai raisonnable constitue une violation du Code des sociétésPage 157 engageant solidairement leur responsabilité tant à l'égard de la société que des tiers 294.

3. La responsabilité fiscale des dirigeants et la fermeture de l'établissement
a) Rappel des principes Dérogation au principe de la responsabilité limitée des dirigeants

Nous avons vu supra (cf. page 90 et suivantes) que la loiprogramme du 20 juillet 2006 avait inséré deux nouvelles dispositions, l'une dans le Code des impôts sur les revenus 295et l'autre dans le Code de la TVA 296, en vue de créer une responsabilité solidaire dans le chef des dirigeants au sens large du terme 297 d'entreprises en défaut de payer le précompte professionnel et/ou la T.V.A. deux trimestres consécutivement (régime trimestriel) ou trois mois consécutivement (régime mensuel) au cours d'une période d'un an.

En instaurant cette responsabilité solidaire dans le chef des dirigeants d'entreprises, la loi-programme du 20 juillet 2006 déroge de manière notable au principe de la responsabilité limitée de ceux-ci consacré par l'article 61 du Code des sociétés selon lequel «les membres des organes des sociétés ne contractent aucune responsabilité personnelle relative aux engagements de la société».

Il est regrettable que des dispositions d'une telle ampleur aient été prises dans le cadre d'une loi-programme dont les travaux préparatoires sont particulièrement indigents 298.

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Nous renvoyons pour le surplus le lecteur aux numéros 73 et suivants de l'ouvrage où il trouvera un commentaire détaillé de ces mesures.

b) Responsabilité fiscale et discontinuité: un choix cornélien

La présomption de faute sur laquelle repose ce nouveau régime de responsabilité des dirigeants ne sort...

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